Un après-midi froid à Manhattan, des touristes et des New Yorkais s’entassent dans la boutique Uniqlo sur la 5ème Avenue, parcourant des étalages sans fin de T shirts, de pulls en Cachemire et de vestes d’hiver. L’imposant espace de 8200 m2 représente le plus grand magasin de vente au détail sur la célèbre avenue commerçante, à la fois symbole de la soif d’expansion de la marque japonaise et objet d’étude dans sa formule pour conquérir de nouveaux marchés.
Uniqlo vend des vêtements de tous les jours, des jeans aux sweat-shirts, en passant par les chaussettes et les sous-vêtements, et à voir les étiquettes de prix, on a l’impression que l’entreprise a pour but de séduire les économes. On trouve des T-shirts en promotion à $ 6 et des cardigans pour à peine $ 30. Et pourtant, certains des clients du magasin principal de New York sont, à l’évidence, prêts à dépenser beaucoup pour être à la mode : ils arborent des sacs de boutiques de luxe comme Barneys New York, Fendi et Burberry. D’autres trimballent des sacs aux logos des chaînes de vêtements bon marché, Gap et H&M.
Et c’est loin d’être le fruit du hasard. La diversité des clients séduits par Uniqlo est le résultat d’une stratégie méticuleuse. Le slogan de la marque, Fabriqué pour tous, symbolise bien l’attrait universel d’Uniqlo. La marque vise à produire des vêtements abordables, mais très stylés ; des vêtements qui puissent aussi bien compléter une paire de jeans élimée qu’un blouson de sport italien à $ 2500. Elle attire aussi ceux qui sont attirés par ses produits spéciaux comme la collection de doudounes Ultra light down et la collection de sous vêtements Heattech, conçues pour tenir bien chaud pendant l’hiver.
Attrait universel, praticité et matériaux uniques sont les clés pour comprendre comment le fondateur de Uniqlo, Tadashi Yanai, poursuit un but audacieux : la suprématie mondiale. Suivant les pas de ses prédécesseurs, les géants de l’automobile Toyota et de l’électronique Sony, Uniqlo est la dernière entreprise japonaise conçue pour éclipser ses rivales déjà bien établies. A en croire Yanai, Uniqlo sera devenue la plus grande entreprise de confection de prêt-à-porter du monde d’ici 2020. D’ici là, la maison mère de la marque, Fast Retailing, atteindra les $ 50 milliards de ventes annuelles, un objectif qui, d’après lui, sera atteint sans problème.
"Nous deviendrons de loin la marque numéro un en Asie, et nous continuerons notre stratégie de lancements massifs de magasins pour étendre notre territoire" a déclaré Yanai lors d’une conférence de presse en avril dernier. "Bien évidemment, si c’est possible, nous voulons devenir numéro un aussi aux États Unis."
Transformer de tels discours en argent comptant exigerait pourtant une croissance phénoménale. Fast Retailing, laquelle, en plus d’Uniqlo, possède plusieurs marques de vêtements de moindre envergure comme Theory et J Brand, s’attend à faire un chiffre d’affaires d’environ $ 12,5 milliards cette année. Cela ne représente que la moitié de celui de l’actuel leader mondial du vêtement Inditex, le géant espagnol qui possède la chaîne de fast fashion Zara. Les grandes enseignes suédoise et américaine H&M et Gap, qui dominent depuis longtemps le marché des basiques, sont déterminées à rester en tête. Zara dirige un empire tentaculaire de 1 800 magasins étendus à travers 73 pays sur 5 continents. Uniqlo est pour l’instant confiné à l’Asie, les États Unis, le Royaume Uni, la France et la Russie.
Certains analystes doutent qu’Uniqlo réussira à atteindre ses objectifs ambitieux. "Une fois que vous devenez un mastodonte mondial, c’est difficile d’évoluer" note ainsi Margaret Bogenrief, co-fondatrice et associée dans la firme de consultants ACM Partners. "La croissance est sexy jusqu’à ce qu’elle ne le soit plus. Quand vous êtes en pleine expansion, la plus grande erreur consiste à croire que tout ce qui vous permet de réussir aujourd'hui ne changera jamais."
Uniqlo s’est déjà trompé par le passé lors de tentatives d’expansion express. En 2011, l’entreprise avait misé sur la séduction de clients aux États Unis et au Royaume Uni, mais un an et demi de mauvaises ventes plus tard, elle avait été contrainte de fermer les portes de la plupart de ses nouveaux magasins.
"La raison principale de notre échec tenait à notre manque d’image de marque" avait reconnu Yanai auprès de CNN, dix ans plus tard. "Les consommateurs ne comprenaient ni nos produits ni notre mission."
Aujourd’hui, Uniqlo est au milieu d’un nouvel essai. Elle a ouvert dix nouvelles boutiques aux États Unis fin 2013, se concentrant sur de grands marchés comme San Francisco et New York et elle a l’intention d’en ouvrir cinq de plus cet été. Uniqlo a aussi des projets pour l’Australie.
Malgré le penchant de Yanai pour les annonces bravaches et sa réussite mitigée aux États Unis, de nombreux analystes estiment qu’il a une chance de réaliser ses objectifs. "Ils ne sont présents que dans 12 pays" a expliqué au WorldPost Hana Ben-Shabat, associée au département du commerce de détail de la firme de consultants A.T. Kearney. "Le potentiel est énorme pour eux."
Uniqlo est né au Japon en 1984 sous le nom de Unique Clothing Warehouse, littéralement Entrepôt de vêtements uniques, revendant à de grandes marques internationales comme Adidas et Nike. Au début des années 2000, Yanai avait mis les vêtements en vente sous sa propre marque et avait largement étendu la chaîne, qui portait désormais un nom raccourci à travers l’archipel.
Le Japon fut bientôt enlisé dans la Décennie perdue, connaissant un niveau de chômage sans précédent et une crise financière. Uniqlo apparut alors comme un endroit où les gens pouvaient être à la mode sans y laisser leur porte-monnaie. De nombreux clients venaient acheter chez Uniqlo en cachette. Baisser les prix s’est parfois révélé fatal pour certaines enseignes japonaises, cet acte étant perçu comme le signe de produits pas assez prestigieux.
Ayant longtemps souffert d’une réputation de produits bon marché, mais pas forcément de qualité, Uniqlo a travaillé à changer cette image, grâce à une nouvelle stratégie : essayer de se distinguer comme une marque à l’attrait complet, à la fois abordable et aspirationnelle. Yanai a défié cette idée avec fracas en 2012, ouvrant un immense magasin de 12 étages à Ginza, le quartier de shopping de luxe de Tokyo.
Mais ces dernières années, l’activité d’Uniqlo a atteint un plateau au Japon, imposant la quête de nouveaux marchés à l’étranger. La dernière vague d’expansion mondiale d’Uniqlo a démarré il y a trois ans, lorsque l’entreprise a ouvert des centaines de magasins à travers l’Asie, faisant découvrir la marque aux clients de Chine, d’Asie du Sud Est, de Corée du sud et de Taiwan. Elle a rapidement possédé près de quatre fois plus de magasins dans cette région que Zara.
En novembre 2013, les bénéfices d’exploitation à l’international d’Uniqlo explosaient, renforcés par des ventes solides en Chine, à Taiwan, en Europe et aux États Unis selon Masafumi Shoda, analyste chez Nomura Securities. Ce dernier a d’ailleurs constaté que ces ventes avaient aidé à compenser des profits en baisse au Japon.
Le succès d’Uniqlo n’est pas venu sans controverse. Un livre très critique paru en 2011 et signé par le journaliste Masuo Yokota, The Glory and Disgrace of UNIQLO, accuse l’entreprise d’engranger des bénéfices en exploitant des ouvriers très mal payés dans des pays pauvres. Le livre décrit des conditions de travail extrêmement difficiles, comparables à l’esclavage dans certaines usines.
Fast Retailing a attaqué l’éditeur pour diffamation, mais a vu sa plainte rejetée, l’entreprise a depuis fait appel.
Après la catastrophe survenue en avril dernier dans une usine du Bangladesh ayant coûté la vie à plus de 1 100 personnes, Uniqlo s’est engagé à respecter un pacte de sécurité signé par la majeure partie des grandes enseignes européennes y compris Inditex et H&M. Selon Uniqlo, bien que l’entreprise traite avec d’autres usines de la région, aucun de ses vêtements n’étaient confectionnés dans l’usine qui s’est écroulée.
Le fait de produire dans des pays pauvres n’est pas le seul problème d’image qu’a Uniqlo, parce qu’elle vend des produits de masse à bas prix, elle doit aussi lutter contre l’impression de vêtements de mauvaise qualité.
Contrairement à ses concurrents produisant des T shirts en coton basiques, Uniqlo a beaucoup investi dans la technologie des tissus. Cette recherche est visible dans ses magasins, où une importante signalétique explique chaque particularité de leurs tissus, comme le Heattech qui génère et retient la chaleur. Leurs vêtements renvoient plutôt aux produits d’enseignes à la pointe de la technologie comme Nike, Under Armour et Lululemon, qu’à un T shirt basique trouvé chez Gap.
"Au départ, Uniqlo était perçu comme un autre genre de Gap bon marché" indique Ben-Shabat. "Mais fondamentalement, ce n’est pas le cas, ils ont énormément investi dans la technologie des tissus."
Diffuser ce message et convaincre les clients que leurs tissus sont plus qu’une simple fantaisie commerciale pourrait se révéler crucial dans leurs projets d’expansion mondiale. "Ils doivent exprimer clairement la différence" conclut Ben-Shabat.
Cachés dans un studio de Manhattan, une armée de mannequins se tient côte à côte, portant toutes sortes de vêtements minimalistes, des polos aux pulls en polaire. Ces mannequins arborent la nouvelle collection Printemps 2014, fer de lance de la stratégie globale d’Uniqlo. Cette collection poursuit un concept introduit l’année dernière qu’Uniqlo appelle Life Wear et commercialisé comme des vêtements améliorant la vie de tous les jours.
Dans les studios, Uniqlo présente onze de ses tout derniers projets, certains pour la première fois, d’autres repensés pour la nouvelle saison. Il y a notamment AIRism, un tissu extra-doux censé absorber l’humidité, et Bratop, un haut féminin ultra léger conçu pour être porté sans soutien gorge.
Naoki Takizawa, directeur artistique chez Uniqlo, a pour responsabilité de trouver les modes universelles. Il cherche à produire des vêtements que tout le monde peut vouloir porter, pas seulement un certain groupe d’âge ou de personnalité.
"Trouver un dénominateur commun" déclare-t-il via un traducteur parlant japonais. "C’est ça mon travail."
Takizawa explique que l’idée est de conserver un style assez simple pour que les vêtements d’Uniqlo se mixent bien à des pièces conçues par d’autres créateurs. Il évoque la nouvelle collaboration d’Uniqlo avec l’ancien top model et icône parisienne de la mode, Inès de la Fressange, comme en étant l’archétype : les pièces viennent en effet compléter une multitude d’autres marques, tout en restant minimalistes et accessibles à tous.
"Lorsque j’ai rencontré Inès de la Fressange pour la première fois, elle portait une veste Prada avec une chemise et des jeans Uniqlo" raconte Takizawa. "Peu importe de savoir ce qui est cher et ce qui ne l’est pas."
Takizawa dessinait auparavant les collections de la marque de mode japonaise Issey Miyake. A son poste actuel, il ne se préoccupe pas de ce qui se passe lors des défilés de mode de Paris, Londres et New York. Il veut diriger la mode, explique-t-il, pas simplement imiter les autres, un petit tacle aux marques de fast fashion dont l’objectif est de remplir en quelques jours les étagères de leurs magasins par les versions simplifiées des vêtements vus sur les défilés. "Je pense que, dans ce milieu, si vous n’êtes pas capable d’innover, il est temps de changer de métier" déclare-t-il.
À voir le magasin gargantuesque sur la 5ème Avenue, on a l’impression d’une pièce maîtresse étincelante. Mais un trajet de métro plus loin, sur l’autre rive de la East river, on a les mêmes impression et sensation, bien qu’à une échelle plus modeste, en voyant le nouveau magasin situé dans un quartier de Brooklyn en pleine expansion. Preuve supplémentaire de l’attention obsessionnelle d’Uniqlo pour le détail.
Chaque magasin doit être propre, ordonné et exactement identique, une idée peut-être un peu paradoxale dans un marché de masse, où le volume des affaires compense en général des magasins mal rangés, et un manque de personnel.
"Il est fondamental que l’exécution dans les magasins soit irréprochable d’un bout à l’autre" explique Larry Meyer, PDG d’Uniqlo USA, un vétéran venu de Forever 21, qui a été le principal architecte du chic éphémère de la marque. "Tout est venu du Japon. C’est intégré dans la culture de ce que nous faisons."
Les employés sont soumis à un programme rigoureux d’entraînement durant deux semaines conçu pour les préparer à reproduire chaque jour la sensation épurée ‘à la japonaise’ dans les magasins. On leur apprend les poses, le dress code et le fait qu’ils doivent sourire. Aux États Unis, les employés doivent être habillés en noir. Le premier jour, ils doivent retenir les Six phrases modèles devant toujours être utilisées avec les clients : Merci d’avoir attendu et Bonjour, je m’appelle Bill, je suis ici pour vous aider.
Enfin, ils doivent passer le test du pliage, fait pour s’assurer que chaque employé est capable de plier et d’empiler les vêtements selon les instructions rigoureuses d’Uniqlo. Chaque pièce doit être pliée contre le corps de quelqu’un et empilée de façon la plus alignée possible. Les piles sont évaluées avec des notes allant de A à D.
Shandale Pinckey, 25 ans, vendeuse, raconte que le programme d’entraînement était épuisant. "J’avais l’impression d’être à l’armée" dit-elle en soupirant.
"Quand nous rendons les cartes bancaires, nous utilisons les deux mains" précise Tom O’Malley, directeur de la boutique de Brooklyn, en énumérant ses nombreuses exigences. "Les étalages doivent être en ligne droite. Si je regarde une rangée, elle doit être bien alignée. Les étiquettes doivent être dans le bon sens. Les tailles doivent être dans le bon ordre. Les couleurs aussi."
On voit très bien dans tout le magasin l’arrangement des couleurs selon Uniqlo . Chaque étagère de vêtement va de la couleur la plus claire à la plus foncée. Même les mannequins, aux looks customisés, doivent suivre le même ordre.
Lynn Domercant, une joyeuse jeune fille de 19 ans travaillant au magasin de Brooklyn, constate que ses tâches quotidiennes sont les mêmes qu’à son précédent travail chez Hollister. Mais chez Uniqlo, les règles sont appliquées bien plus rigoureusement.
"S’il y a une chemise traînant seule sur cette table et que je passe sans la ranger, cela pose un gros problème" raconte-t-elle. "Vous êtes tenu pour responsable."
Alors qu’un responsable de réserve, Quandell Blake, 24 ans, s’apprête à exprimer son accord avec ce sentiment, il s’interrompt soudain : "Vous voyez, ça par exemple, ça ne va pas !" s’exclame-t-il en retournant le cintre d’une doudoune verte. "La taille medium devrait être derrière l’extra small. Et les cintres ne sont pas en forme de cœur. "
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